« Rosalind Plowright a fait carrière parce que son mari était agent » lisais-je récemment. Je ne connaissais pas encore cette théorie, une de plus, en défaveur de la dame. Avec Mara Zampieri, Plowright est probablement la chanteuse la plus honnie de sa génération. Le rayonnement international qu’elle a connu reste pour beaucoup un mystère, tandis que, à l’inverse, les Furies qui la poursuivent me laissent perplexe.
Est-ce d’avoir chanté Norma et Verdi avec une voix aussi peu italienne, si tant est que cela veule dire quelque chose ? On cherchera en vain chaleur et rondeur dans ce timbre et cette texture ou cette école, c’est certain. Je n’entends rien de dématérialisé non plus dans cette clarté diffuse, que d’aucun qualifiait d’angélique avant que le métal ne devienne trop important. C’est un format large, hardi même, projeté sans crainte. Pourtant la voix se brise, se tend, s’échoue dès que l’aigu est sollicité directement. Pour réussir les vocalises mozartiennes de Donna Anna l’émission doit s’alléger, comme disjointe du reste des registres.
Ses professeurs lui assurèrent longtemps qu’elle était mezzo-soprano, ce qu’elle ne croyait pas. La blancheur froide de ses notes, leur lumière aussi, semblaient lui donner raison. Elle conquit à force d’ambition un registre supérieur qui n’atteint jamais des cimes et quand sa voix finit par l’abandonner c’est par le haut qu’elle s’enfuit. Elle craquait littéralement, jusqu’au couac, au canard, au trou noir. Longtemps les amateurs de perles noires se gaussèrent d’une Norma de souffrance qui circulait sur le Net.
Peut-être faut-il voir dans cette volonté farouche, a contrario de sa nature, l’anarchie d’un chant et d’une ligne. Toute jeune, sacrée découverte prometteuse, Plowright enregistrait Leonora du Trouvère pour DG. Les critiques françaises et italiennes hurlèrent. L’italien était confus, mais même en anglais la diction, et en particulier la différenciation des voyelles, n’avait rien d’évident chez elle. Cependant quelque chose d’effectivement très pur, presque virginal, auréolait les cantilènes. La douceur des pianissimos ne semble pas être la conséquence technique d’un chant sur le souffle mais plutôt celle d’une effusion murmurée. Ce n’est certes pas du parfait Bel Canto qu’on entend, même si une certaine souplesse lui permet d’être très digne dans les cabalettes. Il n’était plus question, depuis longtemps, de faire chanter Leonora à une chanteuse incapable de vocaliser. Or Plowright avait avant l’enregistrement rencontré le succès à l’ENO en chantant Elena des Vêpres siciliennes et surtout Elisabeth dans la Mary Stuart des adieux de Janet Baker. Des rôles qui requièrent dans leur rhétorique une virtuosité réelle à laquelle la soprano se confronta avec honneur à défaut de la maitriser réellement. Face à la Marie Stuart mezzo de Baker les anglais ne semblent avoir envisagé que des sopranos en Elisabeth. La voix de Plowright reste d’ailleurs extrêmement sopranile de couleurs jusqu’à très bas dans la tessiture. Elle n’osait pas encore ces graves horizontaux, très appuyés, qui caractérisent sa deuxième carrière.
Cette Elisabeth et cette Léonore constituent presque déjà une moitié du leg discographique officiel de Plowright. Plus tard vinrent Antonia des Contes d’Hoffmann et l’autre Leonora verdienne, celle de La Forza del Destino dans une intégrale décriée mais passionnante. A la phtisique elle prête sa silhouette blessée, son sérieux (rien de sentimental ou de relâché), sa ferveur, sa rectitude aussi qui la conduit à hurler un contre-ut, que même le studio ne peut camoufler, dans le trio. La prise de son flatte le timbre de sa Leonora. Curieuse performance, que l’absence totale de mots prive d’impact, mais que je ne parviens pas à détester : le phrasé est contrariant, mais la manière dont la voix se fait presque arachnéenne pour flotter par-dessus l’orchestre et les partenaires me séduit particulièrement. Et ce sont des prudences obligées par ses limites qui ont fait de Plowright une chanteuse surprenante dans le répertoire le plus couru. L’énergie des récitatifs se heurte à la réalité de la cantilène qu’elle doit contourner avec tact, en musicienne.
Le live officieux, amoureusement traqué par les fans, est venu compléter le portrait de la chanteuse qui aurait pu rester à mes oreilles une voix presque évanescente, un peu perdue dans des tuniques de Nessus latines. Or la carrière de Plowright dans sa globalité démontre assez que l’espèce de distance qu’elle met au répertoire le plus mélodramatique (une Aïda de Frankfort, en 83, comme vocalement perdue, multipliant les erreurs de phrasé et les approximations, sans vrais pianos, renforce encore cette impression) vient de la noblesse de son caractère vocal. Car les rôles qu’elle imposa ne furent pas Mimi, Louise ou Santuzza, mais Alceste, Médée ou la Vestale, (les deux dernières abordées en italien comme en français), Vitellia et Donna Anna, Elisabeth de Valois et Norma : des reines, des prêtresses, des patriciennes. La Vestale avec Araiza pour Orfeo est son plus grand titre de gloire au disque officiel sans doute, seule version propre de l’œuvre que l’on connaisse, dans laquelle Plowright montre que son français est plus précis que son italien et que le grand ton, qu’elle ne confond jamais avec la véhémence, lui est consubstantiel. D’autant qu’elle sait trouver le recueillement de la prière et l’intériorité des couleurs.
Elle déclame la ligne tendue du répertoire classique avec une évidence heureuse et n’était le français dans les dialogues parlés, ce qui nous est parvenu de sa Médée (sur youtube et dans les conditions sonores qu’on imagine) la montre, à mon sens, idéale, avec des irruptions de douceur, de féminité aussi, captivante (on comprend que Jason repousse ces « perfides charmes ») et une élégance souveraine. Paradoxalement elle chantait ces rôles avec l’attention musicale qu’on dit être nécessaire au Bel Canto. Mais si la courbe infinie du répertoire italien la trouve parfois à cours de ligne, l’architecture des classiques s’accommode parfaitement de ses déchirements, tant qu’une intelligence musicale les soutient. J’avoue que jusqu’à sa Médéa tardive d’Athènes en 1995, à bout de voix pourtant, me semble saisissante, même si l’imitation de Callas est patente (dans les sons dans les joues et même le timbre parfois). Comparez-la avec les autres interprètes du rôle, depuis la soprano grecque, pour voir ce qui leur manque. Le vibrato marque désormais toutes les notes et la voix est plus métallique qu’elle n’a jamais été. La mélancolie lunaire, qu’on trouve encore chez sa Norma en 1988, par exemple est définitivement perdue. Mais le phrasé mesure avec un instinct infaillible cette musique, sans que la voix ne se détende jamais ou ne se relâche.
Finalement Plowright a abandonné. Comme une autre avant elle des représentations de Norma à l’Opéra Garnier se sont soldées par un échec violent (et un remplacement par l’impavide et bien chantante Dimitrova). Dans une interview (à la fin de laquelle on la pertinente idée de lui demander avec lequel des « Trois Ténors » elle a préféré travailler) elle attribue à la naissance d’un enfant le bouleversement de sa voix. La soprano est (re ?) devenue mezzo. Un disque Chandos documente son Amnéris (encore une princesse), une Princesse (toujours) de Bouillon circule, elle est venue chanter dans le Prisonnier à Paris et aborde depuis peu Fricka. Les aigus ne sont plus qu’un souvenir, les graves sont artificiels et écrasants, mais la voix, même recentrée, garde quelque chose de sa chair et, ce qu’on apprécie encore davantage dans des rôles réservés habituellement à Cossotto et autre Rita Gorr, le port est ce qu’il fut toujours : altier. D'ailleurs je me demande si mon espoir de la voir gaie n'est pas un peu vain, à la réflexion.