Encyclopédie subjective du cinéma
S’il ne fallait choisir qu’un film peut-être serait-ce Tout ce que le Ciel permet que Douglas Sirk réalisa en 1955 sous l’égide de Ross Hunter. Il me serait très difficile d’expliquer pourquoi j’en goûte particulièrement l’harmonie et la vogue que connait Sirk, depuis les études de Fassbinder et des féministes, jamais démentie et même toujours plus vivace a suscité assez d’analyses, de documentaires et de critiques DVD pour ne pas avoir besoin de revenir sur un scénario et une réalisation qui me donne une assez bonne idée du bonheur au cinéma.
Et puis il y a Jane Wyman que je redécouvrais après qu’elle m’ait un peu ennuyé dans Le Grand Alibi, peut-être pas le meilleur film d’Hitchcock et dans lequel Marlène Dietrich semble passer un peu par hasard sans s’intégrer réellement à une quelconque dramaturgie, à son habitude. Pourtant, en apprentie comédienne obstinée à sauver de la potence son fiancé, Wyman avait déjà le « visage de pékinois » dont parle un critique et qui provoque chez moi un attendrissement instantané ainsi que, sans aucun doute, son inimitable délicatesse à exprimer les sentiments, comme si elle était trop pudique pour s’offrir aux spectateurs. Le contraire d’une héroïne hitchcockienne en quelque sorte puisque la sexualité ne faisait par partie de son registre courant. Il ne faisait pas de doute que, pour le public et les réalisateurs, l’actrice était avant tout une figure virginale puis maternelle.
Pourtant elle avait fait ses gammes à la Warner dans des rôles de choristes blondes et évaporées dans lesquels on a du mal, aujourd’hui, à l’imaginer. Assez curieusement ses pommettes proéminentes, son petit nez et ses yeux légèrement globuleux pouvaient, en fonction des éclairagistes et des photographes, se glamouriser sans l’ombre d’une difficulté. Ce visage rond et plein, un peu poupon, avait une vraie faculté d’adaptation et c’est d’abord à cela sans doute que la jeune femme dû de pouvoir gravir les échelons du vedettariat sans avoir la séduction évidente d’autres starlettes du temps. Ses jambes, elles, étaient parfaites (c’est le premier compliment que lui lance Rock Hudson dans Tout ce que le ciel permet) et elle savait, en enfant prodige qu’elle était, chanter et danser, assez bien pour les rôles secondaires et les séries B des années 40 et même pour les comédies musicales plus prestigieuses qu’elle tournera ensuite avec Bing Crosby et Ray Milland.
En attendant la gloire elle s’entrainait, passait des auditions, épousait Ronald Reagan. Un rôle secondaire dans Princess O’ Rourke lui permit, le temps d’une scène, de montrer de quel bois elle se chauffait quand on lui laissait ne serait-ce qu’un peu d’espace de jeu, toute blonde et pimpante qu’elle était. Billy Wilder la vit et l’engagea (on était en 1945 et depuis 10 ans déjà Wyman cherchait à percer) pour le principal rôle féminin d’un film qui ne l’était guère, Le Poison. Devenue plus brune pour s’accorder au ton sombre du film, vêtue d’un somptueux manteau de fourrure particulièrement seyant, elle renonça pourtant à toute agressivité séductrice, se contentant justement de « materner » et non pas d’aimer ou de désirer Milland l’alcoolique. Les critiques furent excellentes, en dépit de la modestie de son rôle, mais la Warner ne sembla pas plus disposer à exploiter cette notoriété nouvelle. Retour aux seconds rôles. Le salut vint une nouvelle fois d’un rôle de mère et de l’extérieur. A nouveau prêtée à un studio, la MGM après la Paramount, Jane Wyman joua aux côté de Gregory Peck dans Jody et le faon, fantastique film poétique sur l’enfance et ses déchirements. Vieillie et austère, femme de pionnier aux mains calleuses, l’actrice fait exploser sa carapace de rudesse d’un sourire lumineux et d’une tendresse d’autant plus précieuse qu’elle est rare. La réussite d’une composition très physique vient en effet du portrait réaliste, sans concession qu’elle fait d’un personnage amer quoiqu’aimant.
Il fallut un an pour qu’elle retrouve un rôle à la hauteur de son talent et encore, il se fallut de peu que le film, déjà tourné, ne soit jamais projeté. Jack Warner repoussa la sortie de Johnny Belinda jusqu’en 1948 tant il estimait cette histoire de jeune fille sourde et muette, violée et enceinte, trop sordide pour être commerciale. Il n’a sans doute jamais vu le film, tant la direction inspirée de Negulesco est d’une finesse et d’une invention remarquable qui évite tout racolage. Son actrice principale, très bien entourée, gagna un oscar et, enfin, une célébrité durable qui promettait des jours meilleurs. Sans un mot, abyssale et pourtant légère, Wyman, au-delà de l’exploit et du numéro d’actrice, impose à nouveau une figure maternelle courageuse, éminemment expressive (de la tristesse à l’illumination) tout en restant d’une pudeur décidemment caractéristique. Son visage dans le plan, qui suit immédiatement le viol, est d’une insoutenable mélancolie, montrant encore le talent qu’elle a pour inspirer la sympathie.
Les meilleures années étaient à venir. Après Belinda vient le film Hitchcock et la même année, en 1950, une adaptation rare de La Ménagerie de verre de Tennessee Williams. Le choix du réalisateur, Irving Rapper, d’alléger la trame d’une pièce aux multiples lectures possibles transforma le personnage de Laura en jeune fille très légèrement boiteuse et surtout introvertie. Avec sa perruque blonde (une actrice dramatique se devait de changer de coiffure pour chaque film. Bette Davis est un excellent exemple de cette règle capillaire), Wyman parvient encore à paraitre étonnement juvénile, à l’aide d’un éclairage le plus souvent nocturne et d’un travail approfondi sur les attitudes et le corps. Le sentimentalisme qui affleure dans son interprétation rencontre évidemment le projet de la mise en scène. L’année suivante, pour la reprise d’un succès français de Gaby Morlay ( !!!) rebaptisé La femme au voile bleu chez nous Wyman atteint un stade inoui de simplicité, qui débarrasse son personnage de toute trace de mièvrerie. Le spectateur peut même être désarçonné par l’absence d’effets, en dehors du vieillissement progressif, très crédible, du personnage, mais la force des scènes finales, moins insistantes que dans l’original français, nous indique bien que l’actrice est parvenue une fois encore à susciter une empathie remarquable pour son personnage.
La femme au voile bleu et, deux ans plus tard, Mon grand, d’après Edna Ferber (remake, qu’on rêve de voir, d’un vieux succès de Barbara Stanwyck) marque à la fois le sommet et les limites d’un personnage cinématographique voué corps et âme à sa progéniture. Il devenait urgent de le renouveler. Le succès foudroyant du Secret magnifique, l’année suivante, assortie d’une quatrième nomination aux oscars lui offrait un réalisateur, Douglas Sirk, un producteur, Ross Hunter, et un partenaire, Rock Hudson, définitivement, sinon exclusivement, associés à sa personne dans la mémoire cinéphilique. On connait le projet de Hunter : récupérer les grands women’s picture des années 30 et les transformer en somptueux mélodrames en technicolor associant une actrice qui avait évolué avec les spectatrices jusqu’à une certaine maturité et un jeune et très bel objet de désir masculin. Même s’il manque une réelle alchimie sexuelle entre Hudson et Wyman une entente à la fois naturelle et romantique se dégage de leur couple. Tous les deux, même si Wyman est une meilleure « technicienne » que Hudson, partage à la fois une simplicité et une réserve qui les rapprochent tout près du commun des mortels, sans aucunes exhibitions « de star ». Il était logique qu’ils soient donc encore meilleurs, encore plus évidents, d’une certaine manière dans Tout ce que le Ciel permet, l’année suivante, débarrassés des éclats fulgurants du mélodrame, devenus figures d’une humanité et même d’une banalité attendrissante. Wyman rencontra dans le même temps un succès public avec un film invisible (au sens d’introuvable) aujourd’hui, basé sur le même principe romanesque, mais qui remplaçait Hudson par Charlton Heston (Lucy Gallant).
Ce furent les derniers feux d’une carrière désormais tournée vers la télévision. Son dernier rôle romantique, celui de la vieille fille en devenir du très beau Miracle sous la pluie, avec Van Johnson, ne lui valut pas la reconnaissance à laquelle elle était habituée depuis dix ans. Pourtant elle renouait avec bonheur avec une veine d’interprétation tendre qui avait fait le succès de Johnny Belinda ou de La Ménagerie de verre. Son monologue desespéré en très gros plans, tout coup lyrique après la modestie de son interprétation pendant la plus grande partie du film tire des larmes. Autres temps, autres mœurs et le public des grands soaps flamboyant n’acceptait plus les personnages rêveurs et hors du monde que sa délicatesse à être savait si bien appeler à l’incarnation. Après cela ce furent simplement des productions Disney (Pollyanna, qu’on dit excellent et Bon voyage qu’on dit loin de l’être) et même une farce avec Bob Hope. Jane Wyman devait renouer avec le public en matriarche (encore) plus ou moins sans scrupule (enfin) pour une série télévisée à succès des années 80. Post-scriptum ironique à une carrière au fond éminemment poétique et dont on ne sent peut-être pas assez le mérite et la cohérence.