Ma religion est faite. Du jour où j’ai entendu Birgit Nilsson se lancer, immédiatement fulgurante, dans « Or sai chi l’onore » (version Böhm, DG) il devint acquis que pour me plaire Donna Anna devait être un tank, un cuirassé, au moins une anguleuse. Je sais que je fais en arrière tous les pas que la musicologie fait en avant. Je sais que depuis 30 ans Donna Anna est rendue à sa vocalité préromantique et qu’on lui demande grâce et souplesse, celles qu’on espère des sopranos italiennes dans Mozart. Je sais bien que Sutherland, que les deux Price, qu’Edda Moser (cette dernière restant un cas à part cependant : elle ne manque pas d’angles et se montre au contraire toute hérissée de notes aigues) ont montré la voie et la voix, et, avant elles, Della Casa ou Grümmer étaient déjà des modèles de beau chant stylé. Et pourtant si j’écoute une Donna Anna moderne ce sera plutôt Anna Tomowa-Sintow, pas avec Karajan où elle est comme noyée dans son propre vibrato et les excès du chef, mais avec Böhm (live cette fois) où elle est à la fois héroïque et vocalement enflammée.
Il y a un Dieu pour les Vidames : la tradition allemande a longtemps supporté et souvent enregistré, ne serait-ce qu’à la radio, des témoignages obsolètes par essence de sopranos wagnériens ou straussiens qui se mettaient à Mozart en Donna Anna, en Vitellia, en Elettra. Parce que drame et aristocratie rimaient encore avec grande voix, froideur et roideur. Les timbres étaient d’acier trempé, le ton uniformément grandiose, la séduction aléatoire, les aigus tranchants et projetés dans peur et sans reproche. Evidemment elles se tuaient toutes ou presque aux vocalises de « Non mi dir ». Mais après tout elles savaient aussi ce que musique voulait dire et s’appliquaient à ne jamais maltraiter Mozart.
Quand j’écoute Don Giovanni trois rôles accaparent mon attention et motivent mon acquisition et je le dis presque sans honte : Donna Elvira, Don Ottavio et Donna Anna. Je sais bien qu’Ivan A. Alexandre vient encore pour Diapason de remettre les pendules à l’heure : Elvira est, à l’origine, un caractère comique, défiguré par son grand air « de concert » de Vienne. Il a raison, trois fois raison. Comme il est inadmissible aujourd’hui de distribuer une Donna Anna qui ne sache pas vocaliser correctement. Hélas, en ce qui me concerne il est trop tard pour la musicologie : je n’envisage pas Elvira sans qu’elle s’abime dans la grandeur tragique et je n’espère Anna que surdimensionnée. Et je les veux, tous les trois, le plus noble possible dans l’acception la plus archaïquement vocale du terme avec comme apothéose du système la miraculeuse grâce du trio des masques, la page que je préfère dans l’œuvre. Bref je me gargarise du drama et je laisse de côté le giocoso. Je passe à côté, sans doute, de l’opéra, mais je ne fais de mal à personne.
Prenez la version Moralt dont j’écoute une sélection maison (c'est-à-dire articulée autour de ces trois rôles) à l’instant : Simoneau, Zadek, Jurinac ne nous éblouissent pas de leur italien, ni de leur « italianita » (sic). Et pas précisément, non plus, de leur humour. Etrangère au second degré et sans une once d’hystérie, Jurinac est formidablement en beauté et je ne vois pas comment on pourrait mieux chanter (au sens basique d’émettre) le rôle. De ce point de vue sa seule rivale est sans doute elle-même, mais elle est réellement ici d’une plasticité exceptionnelle. Simoneau est un miracle à lui tout seul de timbre et de beau chant, de grâce en fait, même s’il sonne décidemment plus précieux (rococo ?) qu’ardent. Et Zadek ? Elle est une considérable Donna Anna, trop dense pour son Ottavio délicat, mais qui n’esquive rien, et surtout pas une délicatesse d’intonation qu’on n’espère pas d’une voix aussi grande et droite. Il est passionnant de l’entendre, toujours disciplinée, s’astreindre à des nuances et à des vocalises dont elle a, manifestement, compris les enjeux. C’est un peu l’impression qu’on a à l’entendre dans l’entrée d’Elettra, solide, projetée et ramassée à la fois, vaillante en somme et honnête, avec une grandeur (et je ne parle pas de distinction ou d’aristocratie) qui lui vient précisément de cette vaillance et de cette honnêteté.
Il faut que je retourne à mon souvenir de Klemperer pour retrouver quelque chose qui me raconte à ce point Don Giovanni à mon goût avec un Gedda d’une grâce conquérante phrasant ses deux airs avec une virile inquiétude et sans une once de mièvrerie dans le recours au mixage ; Ludwig plus soprano dramatique que permis, un brin hésitante dans le phrasé, mais monumentale sans être immobile et Claire Watson dont j’ai souvent dit les vertus, la première étant les incroyables prouesses de souffle et de ligne dont elle pare sa voix blanche. Les vocalises sont plus distendues qu’avec Zadek, mais la discipline et l’ampleur sont les mêmes, ce sont simplement les couleurs qui s’opposent : un bronze contre un marbre.
Alors qui d’autres ? Je ne connais pas Schech que je devine grandiose et qui chanta aussi Elvira. Je suis curieux des lives de Zadek (avec Maud Cunitz en Elvira) et de Watson sans doute, mais j’ai toujours un peu craint les doublons. Reste, si je mets de côté Nilsson accrochée à son aigu et à sa solidité triomphale comme Ariadne à son rocher, Stich-Randall, à fuir avec Rosbaud, à moins d’avoir un goût très prononcé pour la stridence hystérique, mais, dans le live italien avec Alva et Gencer, à son meilleur, c'est-à-dire à la fois brûlante et rayonnante, ne se posant guère de questions, mais tragédienne de profil classique et d’une puissance, semble-t-il, dévastatrice. Et puis Jurinac, avec Fricsay (je ne sais pas si elle a abordé le rôle à la scène d’ailleurs), infiniment moins à son aise qu’en Elvira, tendue (mais si je suis cohérent je n’ai rien contre ça dans le rôle) et rigide à la fois (idem), comme si le vêtement vocal était mal ajusté à son beau corps solide. Ceci étant le port est carrément royal et en bénéficiant de moyens moindres, peut-être, que mes wagnériennes égarées, elle parvient à en imposer tout autant, avec une qualité et une singularité de timbre incomparables. On passera les vocalises du dernier air pour plutôt écouter le duo avec Don Ottavio, fantastique.
Cet article est vaguement chimérique (d’où le titre retenu) et je ne sais plus comment m’en débarrasser d'autant qu'il s'agit surtout d'un prétexte, en attendant mieux, pour me repaitre grassement d'Hilde Zadek (la photo en Maréchale me met dans tous mes états). Parler d’Elvira peut-être ? Quand j’aurais dit que ce que j’ai senti de plus émouvant dans ce caractère ce sont des fragments par Spoorenberg (également étonnante Fiordiligi et pour les mêmes raisons d’inadéquation profonde) et que je rêve d’y entendre Wilma Lipp et Hilde Güden (les deux existent au disque ... contrairement à Stich-Randall, hélas, qui assura pourtant, par hasard dit-elle, quelques représentations dans le rôle), je pense qu’on m’estimera bon à enfermer dans les Petites Maisons. Bah … tant qu’on peut y écouter de la musique et voir des films … pourquoi pas.