Soprano de son état, Madame Deutekom pâtit d’un réseau d’éléments particulièrement néfastes pour toute chanteuse qui prétendrait ne serait-ce qu’à un minimum de considération. Une espèce d’horoscope maléfique dont elle souffre sans doute plus aujourd’hui qu’au temps de sa gloire. D’abord elle est hollandaise, ce que d’aucun on traduit par « batave ». On se relève difficilement d’avoir été appelée, même une seule fois, « la soprano batave ». Ensuite elle a pris place de haute lutte dans la bataille dite des « Reines de la Nuit ». Chocs titanesques comparables sans doute à un hypothétique combat entre Anita Ekberg, Jane Mansfield et Gina Lollobrigida. Des soubresauts agitent encore périodiquement la planète Internet dont les membres n’arrivent décidemment pas à se mettre d’accord à propos des qualités essentielles d’Astrofiammante. Enfin, quoique batave, rappelons-le, et non suisse, elle yodle au lieu de vocaliser, ce qui entraine en fonction de la sensibilité de chacun orgasmes, éclats de rire ou nausées. Il n’a jamais été déterminé clairement si c’était une volonté de sa part ou un empêchement physiologique. Ajoutez à cela, pour compléter le portrait, des aigus et des suraigus phénoménaux et tranchants comme un rasoir affuté (il y a un peu de Nilsson dans cette autre Turandot) que n’empêche pas un grave solide et sonore, quoi que curieusement peu coloré au vu de son ampleur. La véhémence, l’autorité et l’énergie purement vocales dont elle fait preuve dans tous les rôles qu’elle a abordés lui ont assuré une réputation flatteuse auprès de certains quand d’autres n’y entendent surtout qu’une solidité générique, un peu lassante à force d’uniformité, ce que confirme une diction dessinée (les arrêtes des consonnes sont toujours là) mais peu imaginative, en italien du moins.
Pour résumer Christina Deutekom se situe du côté des vocalistes corsées et a privilégié un répertoire qui pouvait la servir en ce sens, essentiellement le Bel Canto, Verdi (mais chez lui presque tout) et les Mozart les plus exposés. Les rôles classiques auxquels elle s’est essayée soulignent cruellement qu'une certaine rhétorique lui échappe, faute de noblesse intrinsèque d’un timbre cependant éclatant. Faute de discipline aussi, sans laquelle le geste antique n’est guère possible, en Vitellia comme en Médéa. Car ce chant peu orthodoxe est aussi un chant sauvage dans sa crânerie, un chant barbare au premier sens du terme, en somme. Si l’on accepte cela on acceptera aussi ce qu’elle peut apporter de folie furieuse à la Reine de la Nuit ou à l’Armida rossinienne, cette dernière absolument sans frein, sans peur, sans trop de medium non plus (toujours un risque chez ces voix aux extrémités surexploitées) mais avec un emportement suicidaire qui, même chez elle, la trop solide, fait paraitre risqués vocalises et suraigus pourtant immanquablement atteints. La magicienne s’en accommode assez bien, finalement.
Mais ces rôles sont bien documentés et connus, comme les Lucia, les Puritains, les Norma et autres rôles italiens. La discographie studio de la dame dépasse pourtant ce cadre restreint et Deutekom s’est appliquée à diversifier son répertoire avec une modestie étonnante qui l’a conduite à aborder prudemment le répertoire d’abord associé aux canaris : mélodies sucrées à la Ciribiribin, récital de Noël et, pas trois fois, répertoire viennois. Un album en duo avec un baryton, littéralement, d’opérette, assez sinistre, Marco Bakker (on passera soigneusement ces airs solistes, qui évoquent ce que le pire Och de la terre n'ose pas faire) un récital d’airs viennois classiques et un autre de mélodies et de valses. Je n’ai jamais très bien compris quel était le statut de ces viennoiseries qui ne sont pas extraites d’œuvres lyriques, aussi ne suis-je pas certain que le terme « mélodie », ou lieder si l’on veut, soit approprié. Mady Mesplé, Erika Köth, Ingeborg Hallstein, entre autres, en ont enregistré d’assez larges anthologies, mais ce n’est pas un répertoire vers lequel je suis naturellement porté (je n’ai même pas une Chauve-Souris chez moi c’est dire) peut-être parce que je ne suis pas germanophone. C’est un peu par hasard qu’en passant par Youtube j’ai jeté un coup d’oreille à ceci.
Il faut dire que faire chanter à une cantatrice que, pour des raisons de métal comme de phrasé, on a pu souvent qualifier de mécanique, une valse intitulée Accelerationen me semble relever de l’inspiration de programmation. La composition répondant au titre, Deutekom fait claquer un allemand beaucoup plus vigoureux que son italien et semble serrer les dents à chaque mouvement d’accélération giratoire. Elle a une manière presque effrayante de densifier le son, de le faire sourdre crescendo avant de l’exploser dans l’espace. L’horloge s’affole et les éclats blancs de la voix de la chanteuse ne sont pas évoquer ceux d’un poignard tenu par une main assassine. L'effet est saisissant.
Ces disques, quoi que publiés en compact en Hollande, n’ont pas eu les honneurs d’une sortie internationale. Quitte à m’attirer les foudres divines, je confesse hautement que je le regrette. J’ai pu récupérer l’essentiel de ces enregistrements. Peut-être mon innocence de ce répertoire m’interdit-elle, au fond, d’émettre un avis. Quand j’ajouterai que je goûte fortement le récital de Sutherland dans ce registre je serai définitivement perdu de réputation. Peste.
J’ai entendu en tout cas ici peu de grâce (le filet pianissimo et ravissant à la fin de la Veuve Joyeuse est une surprise) ou de noblesse mais un feu étonnant qui allume chacune des phrases de la chanteuse. Tout ce qui est censé être hongrois (Fledermaus ou encore la Poster Czardas) ou tzigane (Baron Tzigane) est particulièrement endiablé, avec un sens heureux de la rusticité musicale, très loin de ce qu’en font les artistes habituellement associés à ce répertoire. L'ardeur qui se dégage de ces récitals est d'autant plus frappante que de couleurs et de timbre cette voix est un glacier. Mais c'est l’équilibre entre la guirlande décorative et la part presque animale, terrienne, populaire, j’ai envie de dire folklorique (la projection du grave à laquelle elle a recours n’est définitivement pas classique) qui donne une couleur inédite à ces pages. En tout cas inédite pour moi aux yeux duquel elles sont d’abord salonnières, voire sucrées et en tout cas hyper civilisées.
Je ne prétends pas que dans ces trois disques Deutekom chante autrement : au contraire elle chante comme d’habitude, avec peut-être un surcroit d’amour pour cette musique et une sensibilité plus vive à la langue allemande, ce qu’il ne faut évidemment pas sous-estimer ici. Mais elle a toujours été plus grande rythmicienne que coloriste et ses qualités comme ces défauts (l’absence de polissage, si on veut les synthétiser) finissent pas imposer une personnalité dont le charme réside dans un improbable compromis entre ciel et terre : une voix par essence accrochée au sol, prosaïque si l’on veut, qui se lance sans filet vers les sommets. Le sentiment de liberté (dans les ornements), d’espace (dans l’ampleur) qui remplissent vocalement des valses et couplets qui n’en demandaient sans doute pas tant, nous rapproche davantage des steppes hongroises que du Danube viennois. Il est encore possible d’y reconnaitre, ou d’y fantasmer, un autre visage Mitteleuropa de compositeurs par essence cosmopolites.
A écouter cependant avec modération pour éviter l'enivrement qui précède toujours l'écoeurement. On ne le répètera jamais assez : ce n'est pas de sucre qu'il s'agit, mais bien de liqueur forte.
Christina Deutekom dans La Chauve-Souris à six bras.