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14 octobre 2011 5 14 /10 /octobre /2011 21:29

 

 

 

« Sa peau était si transparente qu’elle ne prenait point d’ombre ». Cette petite phrase de Madame Vigée-Le Brun a propos de Marie-Antoinette fait partie de celles qui me trottent dans la tête depuis l’enfance. Avec une pause entre « transparente » et « qu’elle » et une nuance d’émerveillement dans le « point ». C’est du moins ainsi que je me la représente idéalement. « Sa peau était si transparente … qu’elle ne prenait point d’ombre. »

Au moment de l’hallucination dans la folie de Lucia, quand la voix tombe dans le grave pour « Il fantasma  …. Il fantasma » … c’est exactement à cette phrase que m’a fait penser Cheryl Studer, une nouvelle damnée de l’Italianita (avec Plowright et Zampieri elle est en bonne compagnie). « Son timbre était si transparent qu’il ne prenait point d’ombre » … même tout en bas, même en insistant, alors que la tentation du poitrinage tend ses filets musicaux. Aucune trace d’ombre sur cette chair vocale pourtant opulente, ou, pour reprendre les propres termes de l’intéressée dans une interview donnée à Monsieur Fort, « sonore ».

On se perd un peu dans les rééditions actuelles, mais je dois préciser que la boulimie obsédante qui me fait écouter Studer dans à peu près tout (et c’est énorme) provient d’abord d’un hasard éditorial aux heureux bénéfices financiers. On trouve pour rien, ces mois-ci, le remake du Voyage à Reims d’Abaddo ou l’Américaine d’école allemande, remplaçait l’archi Italienne Ricciarelli. Et les Noces du même (sur le net, le soprano en comtesse fait penser à Michelle Pfeiffer dans Les Liaisons dangereuses), Les Contes d’Hoffmann version Tate et aussi la Lucia di Lammermoor dirigé par le délicieusement nommé Ion Marin. Les mésaventures critiques de la Lucia de Studer sont un bel exemple de l’inconstance des journalistes. Légèreté … ton nom est Tubeuf. C’était bien la peine, au moment de la sortie du disque de prendre à deux mains sa défenses, de révoquer l’ombre de Callas (qui ne reviendrait pas) pour écrire en 2008  (cliquez ici) que ce disque était à ranger aux côtés des erreurs italiennes de la dame, Gilda et Violetta. Au moins Cabourg est constant. « Lucia bancale, donc, ni légère ni dramatique, formée au goût italien dans les théâtre allemand, ce qui est aujourd’hui la pire des écoles. » Evidemment pour tresser des couronnes de lauriers au monstre Devia, il faut enterrer les Bataves, les Teutonnes et les Américaines. Lucia bancale, oui sans doute, hésitante et mal assurée. Flottante en fait. Avec une voix si parfaitement liquide, dont le timbre se repend par vague, il serait difficile de ne pas être … diffuse … profuse … un peu floue en réalité, y compris dans les vocalises. Que d’eau … que de brume aussi. Une Lucia écossaise à la séduction lumineuse et humide à la fois. Non pas qu’elle renouvèle le rôle. J’en ai toujours trouvé l’écriture suffisamment efficace pour que n’importe quelle chanteuse normalement intelligente parvienne à exprimer les angoisses et même la folie de la fiancée de Lammermoor. C’est ce qui explique qu’une chanteuse à l’imagination courte, comme Sutherland (à laquelle j’ai souvent pensé pendant l’écoute) puisse faire merveille dans le rôle, y compris et surtout dans la grande scène finale. Studer met les accents là où on les attend, ses qualités sont uniques dans un registre plus purement vocal : la beauté précieuse de la pâte, le brillant qu’on perçoit dans le medium, la clarté franche des registres supérieurs, la radiance des notes conclusives (celle de la folie se noie dans l’ensemble, cependant) suffisent à attraper l’oreille. Ce qui, cependant, est le plus beau pour moi, ce sont les trouvailles de phrasé lent au moment les plus spectaculaires de la partition. La substance vocale de la chanteuse suggère naturellement l’absence d’incarnation, et même l’absence tout court, d’ailleurs. Ainsi certaines variations, très hautes, très pleines, très riches de son, deviennent rêveuse et froides, instrumentales sans doute, sauf que le timbre est bien vivant et bien humain.

En ce qui me concerne, pour ces raisons, c’est décidemment une chanteuse très séduisante dans le répertoire italien. J’écoutais sa Gilda de sinistre réputation. « Caro Nome » est un parfait contre-exemple de chant. Chaque note est poussée pour exister, pas jusqu’au cri, mais au moins jusqu’à la fausse note, le phrasé en devient absolument anarchique et le suraigu franchement tiré. La satisfaction qui en découle n’est pas exactement celle du beau chant. Mais, au-delà du plaisir coupable de l’amateur de difficultés vocales, je trouve encore à prendre dans cette clarté qui semble immuable (je ne peux plus filer la métaphore du liquide. Là au contraire c’est l’idée du roc qui me vient à l’esprit) et à certains moments dans cette prestation déroutante j’entends plus de beauté dans la couleur et le vibratello que chez maintes Gilda confirmées. Et c’est exactement la ligne droite que j’aime dans les duos avec Rigoletto.

Donc, curieusement, plus que les Wagner et l’Impératrice, c’est la colorature qui m’interpelle chez Studer. Je pense que sa plus grande réussite « objective » est à chercher du côté de Barber, la musicalité et la beauté (y compris celle du mot) sont vraiment remarquables dans le disque de mélodies (qu’on trouve en grande partie sur youtube) et le merveilleux « Sure on the shinning night » est, pour le galbe et la courbe, particulièrement bien servi. Je ne discuterai pas trop longtemps de sa Salomé, si controversée, de Strauss, un ravissement, mais un ravissement un peu mou (et pourtant Dieu sait que j’adore le portrait exotique de la chanteuse sur la jaquette), chanté sans l’inquiétude du live, prenant son temps dans le paroxysme et la souffrance, jeune évidemment, belle et désirable, mais vraiment pas inquiétante. Je n’ai jamais entendu sa Sieglinde mais pour ses personnages blonds chez Wagner j’ai les yeux de Rodrigue : le timbre, encore, la ligne, toujours, la voix laiteuse dans l’attente, qui se met à ruisseler de son propre trop plein (la prière d’Elisabeth et Elsa à la fenêtre) et même le confort que je n’apprécie pas toujours à sa juste valeur. Pour la hauteur, la légèreté et la beauté de l’émission elle n’a pas tant de rivales dans ces pages. Ses deux grandes gravures en français, Marguerite et Salomé encore (mais côté Massenet cette fois) ont été, je crois, ma première rencontre avec elle (ou bien alors il y a peut-être Semiramide avant.) Je me rappelle du « making off » passé sur Fr 3 pour Herodiade. Je trouvai immédiatement la voix de Studer si naturellement et simplement belle, avec un français sans poids mais, en contre-parti, d’une délicatesse qui m’évoque Verlaine (ses dialogues parlés dans Les Contes d’Hoffman sont tout à fait honorables), que je fus effrayé en lisant un peu plus tard qu’on sentait des taches et des failles techniques dans le grave de la tessiture. Je ne sais pas dans quelle mesure cela est vrai. On a tellement dit qu’elle était enterrée, sa disparition de la scène internationale a été si totale (je me rappelle de mon étonnement d’une critique qui se voulait assassine et qui n’était que maladroite à propos d’une Arabella viennoise dans les années 2000, forcée de constater que la voix passait et qu’elle était toujours bien là) que je me perds un peu en expectative. Mais enfin je n’ai pas eu l’impression réellement d’une crise vocale et j’imagine que les raisons de son retrait (relatif : elle annonce Kundry et Cassandre comme prises de rôle !) sont multiples et complexes. Sa Leonora du Trouvère est ainsi, à mon sens, un modèle de chatoiement, d’ampleur sans lourdeur, d’éclat sans artifice et finalement de poésie. L’accueil, légendaire dans sa muflerie et sa violence, qu’on lui réserve à la fin de son air de la Tour, est donc absolument mystérieux et ne peut s’expliquer que par des raisons extérieures au chant proprement dit. Je comprends que l’école allemande puisse indisposer, que l’absence de voix de poitrine et de gras puisse faire frémir les nostalgiques de L.Price et consœurs, que la couleur de perle puisse franchement obséder au mauvais sens du terme l'oreille … mais cette bronca ?  

Pourtant, à la Scala, Les Vêpres Siciliennes et Guillaume Tell avec Muti avaient été des triomphes et Semiramide un succès de studio. La souplesse de l’instrument chez Studer est étonnante et relative à la fois. Le trille est plus une intention qu’un aboutissement, et la voix manque de virtuosité dans le phrasé, ou plutôt de mobilité. Le tournoiement dans « L’amour lui dit : la belle » des Contes en devient appliqué, malgré sa beauté vocale intrinsèque (le plus beau moment de cette Giulietta c’est la cantilène enivrante du duo, pleine de langueurs abstraites et inquiétantes, comme le larghetto de la folie de Lucia). Sa Constance, que j’ai découverte il y a peu (et fort bien entourée d’ailleurs), a la même évidence, la même facilité vocalisatrice que tout le reste, mais avec une espèce de flottement comme si les attaques, très nettes, étaient un tout petit peu trop haute, ce qui rend, à nouveau, la colorature, relative, surprenante, artificielle. Le résultat est, pour le timbre, le brillant et la transparence, extrêmement séduisant. Mais la beauté de la vocalise je ne l’ai jamais entendue chez Studer aussi absolue que dans ses interprétations italiennes scaligères : dans les airs « à effets », dans le bolero d’Elena, dans le merveilleux « Pour notre amour, plus d’espérance » de Mathilde, l’émission est d’une fluidité considérable, les demi-teintes sont délicatement laiteuse et le legato perlé ravit l’oreille bien disposée : la voix se déroule, s’épanouit, s’enfle, sans jamais perdre sa blancheur d’orchidée.

Mais comme je ne suis pas à une contradiction près c’est à la pâleur lunaire de son Agathe que je vous laisse : au fond c’est la même qualité de rêverie consubstantielle à la voix, la même palpitation des nuances piano aussi, qui font le prix de sa Lucia.  A la réécoute je me demande si la beauté que je suis tenté de qualifier de belcantiste que Studer met à la page (la réussite est, pour le coup, bien plus éclatante que celle de Sutherland dans le même registre) n’explique pas qu’elle réussisse à soutenir l’intérêt, pour des raisons éminemment vocales, mieux que beaucoup d’autres.

 

 

 

 

 

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