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7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 07:37

 

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La saison 1929-1930 est particulièrement frustrante : les performances des actrices nommées sont aujourd’hui invisibles, littéralement, puisque les films sont, pour la plupart, introuvables. Problèmes de droit, de copies, de prestige … Pourtant la matière est, a priori, passionnante :

 

  • Nancy Carroll pour The Devil’s holiday (Goulding)
  • Ruth Chatterton pour Sarah and son
  • Greta Garbo pour Anna Christie (Brown)
  • Greta Garbo pour Romance (Brown)
  • Norma Shearer pour La Divorcée
  • Norma Shearer pour Their own desires /Désirs
  • Gloria Swanson pour The Trespasser

 

Il était encore possible, pour la dernière fois, de nommer une actrice pour plusieurs interprétations. En revanche il ne s’agissait pas de récompenser le travail de l’année, mais bien une performance. Aussi l’actrice ne pouvait être récompensée que pour un seul film. Cette formalité administrative explicitée, rêvons un peu : Nancy Carroll, avant tout une star, très populaire aux USA, pour ses films comiques et musicaux s’essayait à un rôle dramatique sous la baguette experte de ce génie de la direction qu’était Goulding. Le même réalisateur faisait faire ses premiers pas parlant à déjà légendaire Gloria Swanson (le film disparut très vite de la circulation, peut-être parce que la Warner en racheta les droits pour un des premiers films importants de Bette Davis) et Ruth Chatterton, autre très grand nom du début des années 30, trouvait un nouveau mélodrame à sa mesure.  Et puis c’était aussi le moment où Garbo, comme Swanson, se mit à parler. Mythe oblige, les deux films qui permirent à l’actrice suédoise d’être nommée sont les plus aisément visibles. Ils font partie du catalogue MGM et donc TCM et Anna Christie fut pratiquement toujours disponible en DVD, zone 1 à l’unité, zone 2, dans le coffret Garbo publié par Warner.

Je ne suis pas un admirateur éperdu de l’art de la dame, mais quelques unes de ses interprétations (Mata Hari, Le voile des illusions et évidemment Le Roman de Marguerite Gautier) atteignent, à mon sens, des sommets  de sensibilité et d’intelligence, bien au-delà de la fascination plastique et de la photogénie. Ses premières incursions dans le parlant, qui pourtant assurèrent triomphalement sa popularité dans les années 30, ne m’ont pas convaincu outre mesure. Certes la voix est spectaculaire : le timbre profond, le phrasé prenant qui donne à ses répliques des allures de lamentos baroques, l’accent, bien exploité puisqu’elle joue toujours des étrangères, séduisant (« Giveuh mi e vis’ky baiebi »). Mais dans Anna Christie  elle joue jusqu’à satiété des harmoniques de ce puissant contralto  et si les premières scènes augurent bien du film, avec une distance savoureuse et terre à terre bienvenue, l’actrice vire de plus en plus à la tragédienne de mélodrame au fur et à mesure que le film avance. Elle ne nous épargne aucun geste ampoulé, aucune inflexion grandiloquente. Chassez le naturel … Garbo n’était sans doute pas faite pour le rôle d’une poule à marin, fut-elle suédoise, et compense son peu d’empathie avec le personnage par une rhétorique faussement noble qui fut toujours la sienne quand elle ne trouvait pas un caractère à sa mesure. A aucun moment elle ne nous permet d’oublier qu’elle a parfaitement conscience des enjeux, qu’elle est Garbo, que Garbo parle et que Garbo joue et même qu’elle joue du Eugène O’Neil, autrement dit un dramaturge exigeant et prestigieux. On serait moins sévère avec elle si on ne le comparait pas avec ses contemporaines, par exemple Mae Clark, qui, dans un personnage très semblable de prostituée tout à coup touchée par l’amour (dans le très beau Waterloo Bridge, sorti l’année suivante), était d’une modernité et d’une émotion confondantes. Et même la regarder jouer face à ses partenaires joue en sa défaveur, Marie Dressler parvenant à lui voler chacune des scènes (trop rares) dans lesquelles elle apparait.  

 

 

Romance n’a pas le statut « historique » d’Anna Christie (« Garbo talks ») et c’est sans doute un moins bon film (la mise en scène est incroyablement statique et le scénario encore plus daté). Pourtant je préfère ce que fait l’actrice, une fois passées les invraisemblances qu’elle ne fait rien pour corriger (jouer le rôle d’une soprano italienne avec un timbre parlé aussi grave et surtout un accent aussi scandinave et prononcé …). C’est une répétition générale pour sa sublime dame aux camélias et elle rend déjà justice à tous les aspects d’un tel rôle. Elle reste Garbo, avant d’incarner un personnage, quoiqu’il en soit, et on peut deviner à l’avance sa gestuelle, son phrasé, ses choix expressifs. Cependant, outre qu’elle touche au sublime en costume d’époque et que la voir évoluer avec sa démarche aristocratique est une source d’émerveillement en soi, sa cantatrice amoureuse croise assez souvent son personnage cinématographique (qu’elle a créé de toutes pièces, sur sophistiquant sa propre personne) pour que le spectateur soit séduit puis touché. Elle a une manière d’apparaitre expérimentée et un peu distante à la fois qui est totalement exempte de vulgarité et parait paradoxalement très naturelle (comme si l’artifice était sa nature). On ne doute pas un instant qu’elle soit captivante, mystérieuse et très célèbre. L’actrice sait dégager cela, comme elle n’a aucun mal à suggérer que son personnage est mondain et sûr de lui en société et l’ironie tendre chez Garbo est toujours délicieusement jouée. Elle ne tirera plus de larmes aujourd’hui dans les dernières scènes, mais il est difficile de savoir si elle en est entièrement responsable tant le scénario comme la réalisation sont conventionnels. Le plaisir de la voir jouer le drame et le sacrifice est intact, mais il relève plus du bonheur esthétique de voir son visage et sa silhouette exprimer gracieusement ces sentiments que de l’impact émotionnel.

En dépit du prestige et des fans ce ne fut pas Garbo qui obtint le prix cette année là, mais une autre concurrente MGM : Norma Shearer, épouse très aimée et admirée du tout puissant Thalberg qui avait franchi l’année précédente et avec un certain succès le cap du parlant. Le rôle de son mari dans l’industrie du cinéma fut assez considérable pour qu’on puisse supposer qu’une partie des votes étaient influencés par son statut. Par ailleurs Shearer créait un type ces années là (après s’être essayée à beaucoup de choses pendant le muet), y réussissait et était aussi une star de première grandeur. La Divorcée  (disponible en zone 1, avec stf, dans le coffret Forbidden Hollywood volume II) était particulièrement représentatif de ce qu’elle savait très bien faire, même si elle se révèle aujourd’hui souvent datée comme technicienne (elle ne cessera d’ailleurs jamais de s’améliorer et ses meilleures interprétations parlantes sont les dernières). Si l’excès propre au personnage de cinématographique de Garbo peut faire passer parfois son jeu comme le résultat d’une personnalité hors du commun, les expressions, grimaces et mimiques de Shearer peuvent nous sembler simplement surjouées et terriblement forcées, en particulier dans l’angoisse et l’interrogation. D’autant qu’elles se heurtent souvent entre elle. En 1930, Norma Shearer n’a pas encore acquis l’art du legato au cinéma. Pourtant son personnage est bien dessiné, à grands traits, par elle : issu du meilleur monde, mondain à l’excès, mais entier, passionné, amoureux, spontané et encore très jeune (autant Garbo suggère un passé, autant Shearer a souvent quelque chose de presque ingénu dans son jeu et en particulier dans sa gestuelle.) Le problème de La Divorcée  réside sans doute dans son ambition (comme pour Anna Christie) qui exige un peu trop souvent de l’actrice principale qu’elle souffre noblement et donc en posant visiblement, ce dont Shearer ne se prive pas, d’autant que son profil est très beau quand elle est triste et qu’elle le sait manifestement.  En dépit de toutes ces réserves on peut prendre beaucoup de plaisir pourtant à la voir parfaitement distribuée, avec la dose idéale de sophistication et de charme pour un tel personnage et des réussites évidentes dans les scènes les plus détendues. Le film, de plus, est dans son registre étroit de dramédie mondaine, une œuvre séduisante.

Même si c’est pour La Divorcée que Shearer remporta l’oscar c’est sans doute dans l’autre film pour lequel elle fut nommée la même année, Désirs (que j’ai pu dénicher sur youtube) qu’elle donna sa meilleure interprétation. Dans l’absolu les qualités et les défauts sont les mêmes mais le format du film, son rythme rapide surexpose les premières au détriment des seconds et c’est tant mieux. Ne reste donc presque plus que la Shearer chic et choc, qui nous fait croire sans l’ombre d’une difficulté à son personnage de jeune fille gâtée, avec un naturel frappant (et qu’on suppose pourtant (re)construit au vu de l’âge qu’elle avait atteint en 1929, date du film) dans les premières scènes et une bonne dose d’humour. L’entente avec Montgomery (aussi ultra civilisé qu’elle) est patente (et se confirmera dans Vies privées trois ans plus tard) et leur rapport moqueurs et amoureux, très pudiques en fait dans le jeu de l’un comme de l’autre, rendent réellement touchantes les dernières séquences. On n’échappera pas totalement, dans les moments qu’elle partage avec sa mère, à la Shearer la plus attendue et donc légèrement outrée, mais sa performance chaleureuse m’est particulièrement sympathique.

 

Faute de pouvoir voir les autres films, on rappellera, une fois encore en passant par Peary que la fin de l’année 1929 sera celle d’une des interprétations les plus célèbres du cinéma : la lecture que fera Louise Brooks, sous la direction de Pabst, de Lulu dans La Boite de Pandore. Il est difficile de juger objectivement d’une performance aussi iconique. Faire la part des choses entre la réalisation de Pabst, l’interprétation de Brooks et surtout la force du personnage relève de l’impossible, du moins en ce qui me concerne. D’autant que la première chose qui m’a frappé a été la phénoménale beauté de l’actrice : si on peut trouver le physique de Shearer, de Clara Bow, de Jean Harlow etc … franchement typique de leur temps, il ne fait aucun doute, à mes yeux, que Louise Brooks pourrait aujourd’hui s’imposer dans n’importe quel métier reposant sur l’image. Ainsi regarder Lulu c’est d’abord voir Brooks qui a indéniablement l’allure, la silhouette, le visage d’une femme, et d’une danseuse, capable d’amener n’importe quel homme (ou n’importe quelle autre femme) à peu près n’importe où. Comme corps à l’écran, ce que les photographies d’ailleurs ne parviennent pas totalement à suggérer, l’actrice me semble difficilement égalable. Pour le reste l’impeccable fluidité de son jeu, son naturalisme presque, l’absence de pauses, le rythme enfin qu’elle confère à son personnage montrent assez son intelligence et son talent pour que la naïveté, l’immaturité presque sauvage de sa Lulu, qui ne me semble en rien être une prédatrice consciente, résultent d’un choix et non pas d’une impossibilité.   

 

 

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