Lady McBeth à dix-neuf ans, quasiment pour ses débuts. Dix ans de triomphe au Met dans des emplois variés, quoiqu’essentiellement circonscrits au XIXème romantique et au XXème lyrique et exigeant. Sieglinde (même à Bayreuth) avant Fricka, Alice avant Mrs Quickly, Chrysothémis avant Clytemnestre, Amelia avant Ulrica, Ellen Orford pour la création américaine, Dona Elvira ou Donna Anna chez Mozart, Leonora chez Verdi, Leonore chez Beethoven … Je ne connais pas ou peu Regina Resnik le soprano, qui fut pourtant, dans les années 40, la première Resnik star, celle qui faisait, solide, éclatante, presque virtuose, investie et même « théâtreuse », les beaux soirs de théâtres qui avaient accueilli Ponselle et qui continuaient d’honorer Milanov (que Resnik remplaça un soir) dans des rôles similaires. Le disque officiel n’a pas documenté cette première vie, mais les lives fleurissent et on peut entendre sur youtube les reflets d’une Donna Anna allumée, dramatique de voix et de tempérament, l’émission tranchante et charnue, ou encore la netteté, la franchise qu’elle mettait aux vocalises éperdues de l’Elvira de Victor Hugo et Verdi. La voix est volumineuse, mais claire, l’aigu n’est pas plus tendu que celui d’une autre, même si quelque chose, dans la projection, un rien d’effort peut-être, fait pressentir qu’il est plus construit que naturel. On entend bien que le grave est d’une plénitude rare chez un soprano, mais rien dans le timbre n’évoque alors un mezzo monté en graine. Pourtant au tournant de la trentaine, la chanteuse s’éloignait de la scène, travaillait d’arrache-pied et réapparaissait sous les traits de Marina dans Boris Godounov. Certes le rôle avait déjà été chanté par des sopranos (Jurinac évidemment), mais la volonté de Resnik dépassait bien le cadre d’une nouvelle prise de rôle. De soprano vedette elle devint donc mezzo, voire (c’est ainsi que la répertorie notre Dictionnaire des interprètes) alto, mais vedette toujours. Elle alla chercher les tréfonds de sa voix, les remonta à la surface, se découvrit un registre de poitrine d’une largeur et d’une homogénéité formidables et fit même émerger un timbre comme neuf, granuleux, riche, onctueux. Cette voix nouvelle, elle la destinait à Amnéris, Carmen, Marina, Eboli, Didon, la Favorite, Dalila ou Charlotte peut-être … Bing ne l’entendait pas ainsi. Pour lui elle était disqualifiée et ce changement de tessiture était l’aveu d’un renoncement. A trente-cinq ans, si Resnik était restée au Met, elle serait devenue au mieux la Première Prieure, Quickly ou Clytemnestre (rôle qu’elle fit siens, quand elle en manifesta le désir), au pire la nourrice de Boris Godounov ou Dame Marthe dans Faust. D’ailleurs les rôles qu’elle marqua au Met furent la baronne dans Vanessa de Barber (une création) ou la Marquise dans La Fille du Régiment de Sequi, avec Sutherland en Marie. Des aristocrates, mais qui n’ont que trois phrases à chanter. Elle ne l’entendit pas de cette oreille, vogua pour l’Europe et les studios d’enregistrement Decca. Là elle chanta et enregistra Carmen (avec Schippers), Brangaine (pour les débuts au disque de Nilsson) ou Orlovski (avec Karajan).
Le récital qu’elle grava à la même époque et pour le même studio fut ce qui cristallisa mon intérêt pour une voix que j’avais simplement entendue au hasard de compilations. J’ai acheté, par hasard et à Vienne, un disque Decca qui reprenait le dit-récital, complété par des extraits d’intégrales. La voix de Resnik s’incarne pour moi dans cet enregistrement, même si j’ai réalisé aujourd’hui que j’avais récupéré la quasi-intégralité de son héritage officiel, finalement peu abondant d’ailleurs. Elle y interprétait, avant la gravure de l’œuvre complète (un peu comme Nilsson avec Lady Mcbeth, pour Decca également), les extraits les plus importants de Carmen, complétés par les adieux de Jeanne d’Arc, « Mon Cœur s’ouvre à a ta voix » et les morceaux de bravoure de Fricka dans la Walkyrie, d’Eboli et d’Azucena. Dans Carmen surprend la variété de l’émission, très légère (mais pas détimbrée) dans le registre aigu, plus appuyée, plus corsée, dans le grave. C’est à ce niveau que la différence avec Resnik soprano est la plus criante. La palette de couleurs est donc infinie, chatoyante, travaillée. D’autant que les voyelles participent pleinement aux variations. Les consonnes sont moins tranchées, moins nettes, la chanteuse les utilisent peu, en français en tout cas, pour structurer son discours musical. Resnik mezzo c’est l’anti-Cossotto. Peu de métal, peu de tension, peu d’efforts visibles, peu de conquêtes, peu de consonnes. L’architecture n’est jamais visible. Au contraire cette voix, son phrasé, ploient et s’insinuent. C’est une chanteuse en révérence, souple, caressante, voluptueuse, au legato étonnant. L’air de Dalila est le produit d’un grande orgue, aux mots parfaitement perceptibles, mais qui semblent emportés par le souffle de la voix. Les couleurs suffisent à dégager une étrangeté ou, pour mieux dire, un danger, et dans son voluptueux narcissisme je n’ai jamais entendu une chanteuse aussi bien exhaler « une flèche est moins rapide à donner le trépas que ne l’est ton amante à voler dans tes bras ». Le venin n’est pas très loin. C’est la même somptuosité et la même délicatesse qui font de « O Don Fatale » la meilleure version qu’on puisse entendre de cet air (à un aigu un peu arraché prêt). Quelle idée géniale de le commencer « piano » ! Encore une fois l’architecture, la déclamation, si faciles ici, disparaissent, au profit de la liquidité, de la profusion et surtout du caractère. O Don Fatale, avec cette attaque surprenante, devient une déploration que la section centrale prolonge et épanouit. Aux antipodes le monologue, a priori ingrat, de Fricka est pressant, inquiet, saisissant mais chanté avec la même beauté plastique, le même sens du geste musical plein, qui le rendent presque belcantiste. On dirait, en fait, un récitatif dramatique d’opéra italien, un arioso. Encore une fois la première phrase est capitale, surtout dans un récital, donne son ton, son humeur, sa couleur à l’interprétation. A ces récréations, les éclats hallucinés mais sobres d’Azucena, le grand ton héroïque et fervent de Jeanne d’Arc (la jeunesse manque un peu ici, mais pas le frémissement) opposent la solidité de la tradition bien entendue. Je ne dis rien de plus de Carmen, presque classique en fait (jusqu’à dans le rire, pas très heureux, de la habanera), mais superbement chantée, moins intrigante que dans les bizarreries et les floues de la version Schippers (où ses partenaires étaient les monstrueux Del Monaco et Sutherland, ceci suffit à expliquer cela), à peu près insondable de grave dans les « Cartes », partout ailleurs tenue, allégée, chantant la séguedille sans pose ni pause, avec des allures de chanson folklorique (et au fond ...). J’ai plutôt envie de m’arrêter sur les compléments du disque, qui m’intriguaient de part leur provenance. Il y avait l’affrontement Clytemnestre-Elektra bien connu et que je n’ai aucune envie de réécouter. Une Quickly avec Evans (!!!) sortie d’où ne sait où et dans laquelle Resnik était toute tradition poétique en place (l’image, en anglais sur youtube, rajoute beaucoup au son : on admirera ce curieux visage qui n’est pas sans rappeler celui des actrices de composition anglaises – je pense à Flora Robson en particulier mais aussi beaucoup à Helen Mirren). Deux pochades aussi (et surtout), dans lesquelles, visiblement, elle s’amusait à jouer à l’ogre, légèrement hors contexte d’ailleurs. « Zo-zo » la meneuse de revue inventée pour la version Bonynge de La Veuve Joyeuse, en anglais, si grave, si grasse, si grosse, si appuyée, qu’elle paraissait très franchement être un travesti vocale, un baryton déguisé comme dans la farce de Donizetti. Et enfin l’extrait de Kismet soutenu par un anglais et un abattage également géniaux, un peu écrasant, mais stéréophonique à souhait. Je suis tenté de parler encore de réécriture.
Finalement on ne s’étonne pas que Resnik ait pu devenir metteur en scène et ait voulu d’ailleurs se mettre en scène elle-même. Ce parcours construit et surtout volontaire, ces personnages cherchés et transformés, tout montre à la fois une intelligence probablement rare et une sensibilité aussi littéraire que musicale qui exigeait une réappropriation complète des rôles. Parfois la lecture opérée par Resnik, son œuvre pourrait-on écrire, rejoignait les principes canoniques qui régissaient les personnages sur toute les scènes du monde. A d’autres moments elle leur substituait quelque chose d’entièrement nouveau, d’entièrement de son cru. Mais toujours, dans ce cas là, elle restait avec et pour le personnage. De telle sorte qu’on pourrait dire qu’en faisant « du Resnik », ainsi que certains critiques ont pu l’écrire ça et là, elle rendait hommage aux librettistes en faisant émerger une seconde voix aux caractères qu’ils avaient créés, leur offrant une profondeur, une ambiguïté neuves. Il est presque merveilleux, quoique très cohérent et en tout cas admirable, qu’elle ait commencé par effectuer le même travail, de fond, si vous voulez me pardonner ce calembour, sur sa propre vocalité, c'est-à-dire, si l’on suit certains psychanalystes, sur elle-même.