Diapason vient de publier dans ses indispensables, sous le titre, discutable, de « Mozart – Les Grands Opéras » (et La Clémence, alors ?), un coffret qui propose non seulement une interprétation de référence de chacune des œuvres qui compose la trilogie da Ponte en plus de versions de l’Enlèvement et de La Flute enchantée, mais aussi un certain nombre de bonus, destinés à refléter l’excellence du chant et de l’interprétation mozartienne des années 50. On me sait ému tout particulièrement par ce chant-là et plus encore par ces chanteuses-là. On pourra entendre les toutes belles et toutes aimées Seefried, Jurinac, Stich-Randall et Stader (et Schech ! en première dame). On pourra entendre les toutes belles et moins aimées (par moi, j’entends) Streich, Schwarzkopf, Grümmer et Della Casa. On pourra même entendre Anna Moffo montrer ses cuisses de nymphe potelée à défaut de véritable sensibilité. Quelques noms manquent à l’appel : passons sur Loose ( mais il y a Otto en Papagena), Lipp, Köth (parce qu’elle figure, triomphalement, dans le cd d’airs de concert édité par la même revue) … mais ne passons pas sur Hilde Güden, qui eut sans doute la prétention de figurer au même titre que les autres dans l’histoire du disque mozartien et qui, comme Seefried, et c’est ce qui les rend difficiles parfois à représenter en terme d’emploi, fut une chanteuse star sans être ni une Constance, ni une Reine de la Nuit, ni une Donna Anna. Comme Seefried donc (dont on n’a pas assez dit sa prédominance en Fiordiligi semble étonnante, a posteriori), elle incarna, chez Mozart, surtout Zerlina, Susanna et Pamina, avec des excursions (que ne fit pas sa rivale) vers Despina et Chérubin. Plus tard, elle passera à Elvira (un live témoigne avec Karajan), la comtesse (en studio - Berlin Classic) et Fiordiligi (« éblouissante en rien » nous dit Tubeuf. J’en doute, quand j’entends son Elvira qu’on suppose travaillée de la même manière. Un enregistrement radio, inédit, existe).
Decca l’engagea, lui rendit hommage en lui offrant des intégrales de studio où elle devait tenir son rang, face à une concurrence constituée, chez DG ou EMI, par ses collègues de Vienne (Seefried, toujours) ou d’ailleurs (Stader pour La Flute de Fricsay). Alors quoi ? Un Don Giovanni dirigé par Krips. Une Flute par Böhm. Des Nozze par Kleiber (où elle confisquait l’air de Marcellina). Peut-on imaginer plus bel écrin ? Non, sans doute. Mais le fait est qu’aucune de ces intégrales n’est parvenue à trouver sa place incontestée auprès de la critique. Au mieux, on les respecte, au pire on s’en écarte franchement. Pauvre Güden : avoir la voix parfaite de ces rôles (il faudra sans doute attendre Edith Mathis pour entendre un tel corps vocal dans une tessiture de soprano léger) et, mieux encore, le ton (et aussi, du moins souvent, l’italien, ce qui n’est pas mal), la mobilité de Susanna, la séduction de Zerlina, la dignité juvénile de Pamina et ne pas avoir la direction ou plutôt l’ensemble qu’elle mérite (on pourrait en dire autant de ses partenaires, pas moins prestigieux mais qui trouvèrent dans certains lives célèbres de quoi se rattraper).
Chez Decca donc il faudra d’abord se rappeler de sa Sophie, sa Rosalinda ou sa Zdenka pour lesquelles elle avait les mêmes vertus : un timbre de rêve (l’un des plus jolis, des plus rococo, de mieux faits qu’on puisse entendre dans ces emplois parfois gracieusement citronnés), une espèce de chaleur naturelle tout aussi rare, un sens de la parole en musique, sans explication de texte, mais avec un naturel confondant (typique de cette école) et enfin, ce qui fait les grandes voix au disque, une phonogénie et une autorité, une présence vocale qui déplaçaient le centre d’écoute vers elle, et mettait l’auditeur à la recherche de sa voix, malgré ou à cause de ses défauts (une absence de vibrato réconfortante mais qui pouvait finalement déranger et surtout des aigus droits, ce qui va souvent de pair, une pétulance qui provenait de l’émission même, autrement dit de ce qui faisait également son charme et sa personnalité vocale). Et puis les rôles italiens : Musetta, Adina (les deux irrésistibles, comme ses rôles d’opérette viennoises, ce qui montre que l’esprit est sans frontière) et Gilda, peut-être ce qu’elle a légué de plus beau au disque (le seul personnage, sans doute, qui à Vienne et parmi les grandes ne fut qu’à elle : ni un rôle de pure colorature – elle n’avait pas de suraigus et, dans Zerbinette, coupait ce qui la dérangeait – ni un grand emploi aristocrate : une jeune fille amoureuse et blessée).
Oublions Mozart alors … Même pour un bonus ? Elvira est étonnante, d’abord parce que manifestement Güden est soucieuse de réussir : elle négocie le port du personnage aussi bien que ses graves … pour se retrouver à bout de souffle ou plutôt d’accents dans le grand « Mi Tradi » (jamais autant que Wilma Lipp qu’on entend littéralement, à Buenos Aires, s’inventer des notes au fur et à mesure que l’air se déroule). Raté. Fiordiligi, dont on ne peut entendre qu’un fragment dans le cd Orfeo consacré à Kmentt, est en allemand, comme la comtesse de studio (je ne connais pas celle, en italien, avec Sciutti et Fischer-Dieskau qui existe en DVD) et cette dernière un peu prudente et éteinte, occupée à soutenir plutôt qu’à tenir : avec la pétulance est morte une partie du charme. Caramba ! Encore raté ! A l’opposé alors ? Chérubin ? En allemand encore et surtout Furtwängler fait de l’œuvre un mouroir dans lequel tout le monde s’empêtre, même un Chérubin qu’on pressent, qu’on entend, exquis, rond et pur. Faut-il revenir à Susanne ? Il existe bien des Noces (en allemand toujours) enregistré à Cologne en 1951, avec Grümmer, Kuntz et Schöffler. Fricsay dirige, dont les Nozze en studio, de mauvaise réputation sont pourtant un sommet de la discographie. Même si c’est un enregistrement de radio (avec une intelligence des micros superlative : écoutez le murmure parlé à l’arrivée de Chérubin, lors du nocturne au dernier acte), le son sature et grésille un peu pendant les marronniers. Allez, devant l’écatombe, on pardonne aux chercheurs de Diapason, en pensant, malgré tout, que, des intégrales studio, les airs de Susanna, où elle fut au moins historique, et surtout celui de Pamina, terrien mais poétique, à la couleur dorée et ferme, loin des divines liquidités de Grümmer, auraient pu être offerts à la curiosité de l’auditeur.