Schubert pour Schubert, et puisque je parlais de Sainte Gruberova il y a peu, je dois reconnaitre que l’écoute du disque Orfeo (un live de 1972), où Gundula Janowitz se confronte à un programme consacré au divin Frantz et à son ami Anselm Huttenbrenner, fait pâlir l’étoile de la ruisselante Slovaque. Par comparaison disons que Gruberova, aussi imaginative et intéressante soit-elle ne s’efface jamais derrière la musique pour des raisons assez simples de technique vocale. Or, on le sait, le propre des très grands est de réussir à flotter un tout petit peu au dessus de ce qu’ils chantent ou jouent (à ne pas se faire oublier, en bref) tout en restant derrière leur partition, qu’après tout ils sont d’abord appelés à servir (non pas nécessairement, à mes yeux du moins, au nom d'une doxa de la création de toute manière difficile à définir dès qu’il s’agit du volume, de timbre ou de technique, mais bien à celui de la volonté artistique et poétique du compositeur). Janowitz, si immédiatement reconnaissable pourtant de vibrato comme de couleurs et de plénitude, certes en phase avec un instrument absolument glorieux à cette époque, fait d’abord du Schubert (ou du Hüttenbrenner, c'est-à-dire du Schubert au petit pied) avant de faire du Janowitz. Je ne pense pas d’ailleurs que ce soit conscient de la part de l’une ou de l’autre. Simplement les maniérismes (que je trouve toujours prenants) de Gruberova ne sont peut-être pas naturellement en accord avec la musique romantique allemande (alors qu’ils sont, pour moi, toujours fascinant à force de brisures dans le Bel Canto ... parfaitement). La franchise, la netteté, la simplicité pour dire les choses clairement, de la projection et de l’émission de Gundula Janowitz sont, comme par miracle, déjà schubertiens. D’une certaine manière, elle se rapproche là de voix a priori plus incarnées (je pense à Jurinac). Mais la texture vocale de Janowitz, si transparente soit-elle, est en fait d’une richesse et d’une stabilité enviables. J’ai toujours eu l’idée qu’elle n’était elle-même que dans les rôles limites de son répertoire : en Léonore, en Elisabeth de Valois, en Impératrice (phénoménale et dont on ne parle pas assez) … alors que Mozart, par exemple, la voit souvent bellement sonore et placide. Or, alors que je la découvre, pour ainsi dire (et je remercie Monsieur Taupe et sa passion pour Hüttenbrenner) dans ce répertoire du lied (je connaissais d’elle uniquement les Quatre derniers lieder avec Karajan que je n’aime pas beaucoup et qui sont disqualifiés par l’orchestre), je me rappelle sa Maréchale avec Prêtre, rapide, vive et vivante et très féminine. La compréhension intellectuelle, la facilité, le naturel, la sensibilité dont fait preuve de manière éclatante Janowitz dans ces pages, émotionnellement ambitieuses, me font revoir ma position : peut-être s’agit-il d’une chanteuse plus atone en italien (mais son Elisabeth …), peut-être est-elle irrégulière dans son investissement … peut-être que c’est le répertoire classique qui, contrairement à toutes les apparences, ne lui sied pas. Or là je défie toutes les chanteuses réputées plus cérébrales ou plus émotives d’être à la fois plus exactes et plus entières que notre soprano dans le caractère de ces pages. Rien ne lui échappe (et le programme, varié, est exigeant) : la franchise encore, la rondeur aussi, dans les choses pseudo folkloriques (« Frühingsliedchen » ou « Die Sterne », tous les deux de Hüttenbrenner, variés en nuances mais d’abord entrainants et joyeux) pas plus que l’intensité (« Atys » peut-être le sommet du disque avec le lied fleuve de la fin, qui ne cesse de haleter, de s’interroger en conservant un legato fabuleux, un son d’une richesse encore profuse … souvenir de Jurinac là aussi ?) Ce qui pourrait faire défaut dans le programme, c’est peut-être la tendresse d’une Seefried. Non pas la voix paraisse froide de timbre finalement (contrairement à sa réputation, une telle splendeur ne donne pas l’impression du froid), mais on dirait parfois que le très humain, le très amoureux, le très mélancolique lui échappe un peu. C’est peut-être le contrôle de l’émission qui me donne ce sentiment, mais, par exemple, dans « Der Fluss », je n’avais pas tout à fait l’impression d’être avec le poète. Finalement le morceau de résistance le grand lied « cantate » de 21 minutes (!!!!) « Einsamkeit » lui va admirablement bien. Elle est reste aussi nuancée (les dernières mesures sont merveilleuses avec des sons piano éthérés qui fondent une partie de sa séduction vocale), aussi attentive, aussi subtile que partout dans le disque, mais la longueur (pourtant un handicap à la base) m’a donné le sentiment que chaque strophe était un peu plus métaphysique que la précédente. Le sérieux à l’allemande, la concentration, l’honnêteté, quelque chose de très noble et surtout de très spirituel, la conduisent à chanter cette partie comme de la musique liturgique. Et l’ampleur, l’ambition encore, de l’ensemble, lui vont à merveille, y compris vocalement. On se détourne cette fois-ci résolument de l’humain pour accéder à l’angélique (et pas à l’angélisme dont on l’a beaucoup crédité) et le ton n’est pas tant tragique que fervent. Beaucoup de grandeur dans beaucoup de voix.
(PS) Décidément innocent de toute tendance germanophone, je me suis simplement décidé à lire le livret d’accompagnement (je découvre une traduction anglaise.) Voilà ce que je lis à propos du monstre. « This is one of the most wide-ranging song compositions that Schubert has left us, a kind of Lied seris out of six philosophical strophes by his friend Mayrhofer.” Un lied philosophique. Précisément ce que l’artiste avait réussi à me faire sentir, malgré la difficulté du projet. Décidemment, car je réécoute ces immensités de musique, je ne m'ennuie pas du tout, alors que la première écoute fut difficilement digeste.