Je sais que l’on m’imagine le plus souvent affalé sur des coussins ronds, sirotant de l’eau de fleur d’oranger, lisant un roman d’Hortense Allart et écoutant d’une oreille distraite des fantaisies et autres variations de Thalberg tandis que mon chien, à mes pieds, tend son museau dans l’espoir de recevoir une caresse ou un chocolat à la liqueur. Même si effectivement cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour (qui lirait Hortense Allart sinon ?) je peux aussi faire preuve de sérieux. Au moins en apparence. Par exemple j’ai, chez moi, la quasi intégralité des récitals Shirai/Höll. Mieux : je les écoute. (A ma décharge on pouvait acheter un moment pour rien un beau coffret qui regroupait dix disques.) Avec une préférence pour le Schönberg (oui) et pour le Berg, enregistré en 1990, le premier que j’ai acheté dans un élan que j’espérais intellectuel, n’ayant jamais entendu les œuvres qui figuraient au programme : Jugendlieder, Sieben Frühe lieder, Vier Lieder op.2 et une riche poignée de compléments. La première audition constitua à la fois un choc et un démenti : qui avait-il d’inquiétant dans la ligne caressante et plastique, immédiatement séduisante, de Ferne lieder, le premier des Jugendlieder ? Pour rester aux autres programmes du couple les Liszt allaient me sembler bien plus austères. Ici la programme était parfaitement dessiné, comme pour un récital live et il est sans doute hors de propos de bouleverser les plages tant l’écoute constitue comme un voyage, conduisant doucement l’auditeur vers des régions plus troubles (l’opus 2 est déjà d’un autre ton) qui culminent à la deuxième mise en musique par Berg de « Schliesse mir die Augen beide » en 1925 avant de s’apaiser (en passant par les gracieux « Regen » ou « Herbstgefül ») jusqu’à la première version (1900 cette fois) du même poème de Storm. Au final un puissant sentiment de plénitude envahit l’auditeur qui a l’impression d’avoir traversé une heure durant des jardins suspendus. Ou bien d’avoir été suspendu au dessus de jardins traversés.
Shirai n’a pourtant pas une voix d’une richesse enveloppante, ni les couleurs chatoyantes qu’on pourrait associer à un répertoire fin de siècle. Cependant le bas medium (« Schliesse mir die Augen beide » 1900, « Ferne lieder ») a un timbre un peu voilé et chaleureux que j’aime beaucoup et qui contribue à la beauté presque facile des pages. Et le mezza di voce, le murmure, le piano … bref tout ce qui permet à la chanteuse de nuancer son discours est admirablement soutenu (l’attaque soupirée de « Über den bergen ») et flatteur à l’oreille. La singularité de la voix, assez entêtante, n’est pas pour me déplaire, surtout dans un répertoire qu’elle sert de son parfum d’étrangeté. Cependant j’entendrais bien la gêne que peut occasionner un timbre qui ne se laisse jamais oublier et qui peine parfois à sourire (mais « Am abend » s’illumine, « Fraue, du Susse » s’emporte). Ainsi le récital Mozart avait quelque chose de presque sinistre à force de jouer la carte de la mélancolie intrinsèque à la voix. Ici j’entends une telle imagination vocale, une telle variété d’humeurs, une attention si grande à la précision musicale, une intonation si infaillible même dans les situations périlleuses (« Schlafen », « Schhliesse mir die Augen beide » 1925) que je suis constamment séduit : le grand souffle de « Nacht » ou de « Die Nachtigall » (parfois tendu comme souvent quand le forte dans l’aigu est très sollicité, par exemple dans la section centrale de «Warm die Lüfte ») ne lui pose pas plus de difficulté à rendre que la retenue plus offensive de l’Opus 2. Et puis évidemment il y a là, à l’action, une voix qui sait ce qu’elle chante et qui sans sacrifier la ligne arrive toujours à suggérer les mots. Quand à la fin de « Traumgekrönt » elle projette longuement le mot « nacht » on « entend », quelles que soient les difficultés pour cette voix à réellement avoir la longueur de souffle requise, flotter la nuit. Au lied suivant (« Im zimmer »), à l’inverse elle fait audiblement crépiter « la petite flamme rouge », mais adoucit tendrement, sur le souffle, le dernier vers « wie leise die die Minuten zieh’n ». Dans « Schlafen, schlafen » la voix devient comme droite, sombre ou plutôt éteinte, monocorde presque, s’accordant à ce que la musique a de dépressif alors que « Schlafend trägt man mich », qui n’est pas une page beaucoup plus souriante, privilégie un murmure généralisé qui va jusqu’au silence. Mais c’est le propre de ce genre de programme que de mettre en valeur cette sensibilité là et les exemples de réussites sont multiples. On écoutera Mattila à titre de comparaison dans son récital de lieder, l’histoire de rire un peu.
Au-delà encore une fois de ces points de détail ce qui me frappe encore à la réécoute c’est l’extraordinaire variété de climats qu’elle instaure et pas seulement grâce aux textes : l’exaltation lyrique, même morbide, de certains lieder (« Herbestgefülh ») ne doit pas résonner, vocalement et musicalement, comme le capiteux postromantisme des Jugendlieder qu’on ne peut pas confondre non plus avec les audaces des pièces plus tardives. Ce ne sont pas la même franchise, la même émission, les mêmes nuances … Appuyée par le piano merveilleux, à la fois si personnel, si capable de faire entendre sa discours, son timbre et son langage autonomes et si attentif, si « accompagnant » de Höll, Shirai tire donc des prodiges de ses moyens mesurés que d’aucun on put prétendre ingrats, ce qui me semble exagéré. Une voix suprêmement intelligente, en somme. Une musicienne.