Juste pour rappel, et en guise de complément, un point sur les rapports que Ferrier, qui avait très peur de la scène et de l’incarnation d’un personnage en tant qu’actant et que figure, a entretenu avec l’opéra, le mask et l’oratorio.
Trois rôles simplement à l’opéra :
Carmen en version concert, bien avant la renommée internationale (ou même nationale) et qu’elle détesta faire. C’est bien être passé à côté de l’essence rassurante et presque angélique de la voix de Ferrier que de l’avoir imaginer dans un tel caractère, sous prétexte qu’elle en avait les notes graves.
Lucretia du Rape of Lucretia de Britten en création mondiale (1946) pour Glyndebourne et qu’elle reprend à Amsterdam dans la foulée (en alternance avec Nancy Evans, l’épouse de Walter Legg). Le rôle n’a pas été pensé pour Ferrier, c’est son audition qui fut déterminante, Britten y trouvant la qualité de pureté et de profondeur qu’il attendait pour une héroïne christique.
Orphée, en italien à Glyndebourne dès 1947 et à Amsterdam en 1949 puis en 1951, avant de faire ses débuts à Covent Garden, Orféo devenant Orpheus dans une version anglaise. Avec ce rôle, souvent fréquenté, la cantatrice se plaçait résolument dans la lignée des contraltos d’oratorio puisqu’Orphée était à peine considéré comme un personnage scénique et lyrique. A tel point que même Clara Butt ne pensa pas déchoir en l’abordant.
C’est tout, même si le Met ne craignit pas de lui proposer Amnéris, à son grand amusement, et Bayreuth Brangäne (regrets éternels).
Gala a publié Lucrèce, EMI l’Orphée néerlandais (en 1977 seulement) et Decca la version abrégée de l’opéra de Gluck qu’elle enregistra en studio. On pourra ajouter simplement une gravure de « Che faro » en anglais « What is life », toujours pour Decca et une superbe version du même air, accompagné au piano mais en italien et avec le récitatif pour son récital à la RAI en 1951 (Tahra).
Pour le reste Ferrier n’aborda les rôles lyriques que de manière biaisée, traduits, transformés, morcelés, leurs airs devenant des arie antiche ou des lamentos d’oratorio, dans une logique purement musicale. C’est surtout Haendel que l’Angleterre d’alors et ses interprètes traitaient à des sauces qui n’avaient pas grand-chose de philologique. On ne peut que rêver à la Cornelia ou, mieux, à l’Irene de Theodora que la chanteuse aurait pu être. On se contentera de deux airs avec orchestre, pour Decca : « Ombra mai fu » extrait de Xerces , en italien, mais qui était avant tout un moyen de réentendre ce qui était devenu dans la culture populaire « le largo d’Haendel », et une version étonnante du superbe « Dove Sei » de Rodelinda devenu « Are thou troubled » et sans plus aucun rapport avec la plainte de Bertarido.
De la même manière les deux airs extraits d’Ottone qu’elle enregistre pour EMI avec Gerald Moore en 1945 reprennent la musique de « La Speranza e giunta in porto » et de « Veni, o figlio » que la figure royale et dramatique de Gismonda est censée chanter pour exulter puis souffrir. Ils se transforment, en anglais, en sourire au printemps, « Spring is coming » et en hymne au sommeil « Come to me Soothing sleep ». Réduits de cette manière ils montrent encore et même d’autant plus l’incroyable perfection de l’inspiration mélodique haendelienne.
Les autres airs dont on garde une trace, décontextualisés et presque asexués par la traduction, respectent du moins le sens littérale des mots du livret. C’est le cas, à nouveau chez Decca, des heureux « Cangio d’aspetto » (« How change the vision ») qui, en principe, revient au roi Admeto et « Comme alla tortorella » (« Like as the love-lurn turtle ») destiné cette fois à un personnage féminin : Irene dans Atalanta. Enfin, le temps d’un air devenu presque aussi populaire en Angleterre qu’ « Ombra mai fu » ou que « Lascia ch’io piangia », Ferrier chanta même … Jupiter (normalement un rôle de ténor) dans une transposition du célèbre « Where’er you walk » de Sémélé. Mais Caballé aussi, alors …
Dans le même récital pour la RAI le contralto chante en italien les deux seules autres pièces purement operatiques de son répertoire, en toute conscience d’ailleurs de la nature de chaque pièce. Ainsi autant le même soir, Orféo est passionné et en mouvement, autant l’aria antica « Pur Dicesti » de l’Arminio de Lotti est chanté avec une distanciation souriante. Les premières mesures du lamento d’Ariana « Lasciate mi morire » (je me demande d’ailleurs si l’air était souvent chanté en concert sous cette forme) sont, elles, d’un poids et d’une mélancolie prenante et ouvertement tragique.
Les quelques pièces de Purcell qu’elle abordera font regretter encore une Didon dont elle n’avait sans doute pas même l’idée. « Hark ! The echoing air » (The Fairy Queen) pour EMI la fait dans la logique propre au genre coryphée et non personnage. « Let us wander » et « Come ye sons of art » en duo avec Isobel Baillie pour EMI seraient en fait des pièces indépendantes, ou de célébration, et pas des extraits de The Indian Queen et de King Arthur comme l’indiquent pourtant les discographies de Ferrier sur la fois des pochettes de ses disques.
Dans le cadre d’une carrière d’estrade l’oratorio peut être une autre voie d’incarnation. Dans le cas de Ferrier c’est surtout les manques qui frappent. Pas d’alto du Messie intégrale (mais c’est une présence, pas un caractère), simplement « He was dispased » et « o thou that tellest good tidings to zion » dans le récital Bach-Haendel pour Decca. Il semblerait qu’un document radio ait existé mais qu’il ait été détruit ou bien ait disparu. Ce serait aussi le cas de son Ange dans The Dream of Gerontius d’Elgar qui était tant au centre de son premier répertoire que l’air « My work is done » fut presque le premier qu’elle enregistra. Rien non plus d’une autre collaboration avec Britten, qui lui était cette fois ci spécifiquement destinée : le rôle d’Isaac dans la cantate Abraham and Isaac en 1952. La mort prématurée de Ferrier empêcha un enregistrement et quand l’œuvre fut gravée ce sera avec un treble, Britten n’imaginant pas une autre voix de femme pour le personnage, autre figure du sacrifice et de la pureté. Je n’ai pas su déterminer en revanche quel avait été exactement le répertoire de la chanteuse dans ce registre. Si l’on suit ses enregistrements restent au moins l’Ange d’Elijah de Mendelssohn le temps d’un air (« O Rest in the lord », avec, extrait du même oratorio « Woe unto them who forsake him! » - Decca), Micah de Samson pour le magnifique « Return of god of hosts » (nouvelle preuve de l’excellence du goût musical de la chanteuse) et un personnage de prêtre dans Judas Maccabeus (« Father of heaven »). Tout renseignement est bienvenu.
Ainsi donc une typologie des personnages incarnés par Ferrier s’impose, même s’il faut croiser ces données avec les rôles qu’un contralto chantait dans l’immédiat après guerre. Homme aussi bien que femme, mais toujours figures juvéniles et souvent non pas tant androgynes que nonsexuées, même quand elles ont un genre. Le rire à l’idée d’Amnéris, la détestation pour Carmen sont aussi signifiantes que l’assimilation évidente à Orphée, Lucrèce ou les anges et les jeunes garçons des oratorios. Si cette voix était séduisante, elle ne l'était pas avec évidence, et si elle était compatissante, elle n'avait rien de maternel. C'est encore un au delà qui explique sans doute la fascination qu'elle a longtemps exercé.