J’ai failli intituler cet article « Richarderies louis-philippardes » et puis je me suis dit que trop c’était trop. D’autant que toutes les Richarderies en question n’étaient pas, précisément, louis-philippardes. Saviez-vous que Nino Machaidze a longtemps un projet de récital avec Richard Bonynge ? A la place est sorti un portrait bel cantiste de la dame qui collectionne les lieux communs. Hélas, hélas …
J’ignore absolument à quoi ressemble la voix de madame Machaidze (je n’arrive déjà pas à me rappeler de son nom) mais j’aurais probablement acquis le dit cd si c’était Bonynge qui en avait assuré la direction et, surtout le programme. Sans revenir aux lointaines gloires australiennes ou à la divine Huguette Tourangeau (pour cette dernière un portrait est prévu, de toute manière) je suis incapable de m’ennuyer aux disques du chef.
Par exemple j’écoute très souvent les deux disques qu’il a enregistrés pour l’inatteignable firme Melba avec Deborah Riedel. La soprano, quoiqu’australienne a pourtant une voix passablement ingrate. Pas en termes d’aigreur ou de stridence. C’est plutôt que le timbre sonne plus que mure, pour dire les choses pudiquement, c’est du moins très net dans le plus récent récital des deux (elle devait décéder peu après). On pressent encore ça et là un reste de pulpe et la voix se tient bien, se montre raisonnablement souple et même assez légère. Mais un vilain graillon abime l’ensemble de la tessiture, plus particulièrement le haut du medium, souvent sollicité, qui racle (ce qui j’appelle en général le syndrome Anne Moffo). La compensation vient alors d’un sentiment de chaleur qu’elle parvient encore à communiquer, le plus souvent dans les notes les plus basses, grâce également à un joli legato, qui habille respectueusement les lignes et n’étouffe jamais les nuances automnales, même dans les passages tendues. Cela et l’impression prégnante de fragilité suggéré par cet émail abimé, encore plus sensible quand elle attaque une note piano dans l’aigu, donne une noblesse nostalgique à l’ensemble de Cherry Ripe (2008), disque programme d’abord conçu comme une espèce de monstre victorien ou louis-philippard (on y revient) qui parcourt tout un répertoire bourgeois avec une tendresse remarquable. Du Genarali, du Winter, du Zingarelli (avec clarinette obligée), du Bianchi … l’illustre et sautillant « Cherry Ripe » de Horn qui donne son titre au récital, du Paisiello transformé par Mazzinghi en pièce de salon anglaise et deux ravissantes pièces françaises (chantées avec un souci louable et perceptible d’ailleurs dans tous le disque de clarté) qui terminent le disque : « Plus de dépit » extrait des Deux avares de Grétry et l’obsédant dans sa simplicité « Quand le bien aimé reviendra » de Dalayrac. Rien de très héroïque donc (à part peut-être le virtuose aria de Crescentini « Sento mancarmi l’Anima », négocié avec prudence mais sérieux), mais c’est précisément à mettre au crédit à la fois de Bonynge, presque discret, et de Riedel que d’avoir servi ce répertoire fragile en en exploitant surtout la poésie et la dimension d’évocation. On ne sait plus très bien si on se situe avant la Révolution ou avant la Grande Guerre, mais, dans un tel récital, c’est bien l’Avant qui compte.
Sept ans auparavant avec Power of love (Mon Dieu … ces titres …) on entend que pour être finalement assez commune en termes de couleurs (paradoxalement le charme propre à Cherry Ripe n’est pas tout à fait là) la voix de Deborah Riedel était d’une étoffe flottante et charnue à la fois, avec à la fois le confort que ce type de texture apporte à l’audition, d’autant plus que le vibrato est étonnamment discret et les risques de détimbrage dans les grandes arches aigues. De toute manière le disque est indispensable : c’est à ma connaissance le seul récital consacré au répertoire lyrique anglais du XIXème. Sont convoqués Wallace, Balfe, Faraday et (pour deux airs seulement) Sullivan, celui des opérettes. J’ai toujours trouvé que l’anglais était une langue merveilleuse pour le chant, pleine de couleurs et de mouvements et comme transcendée par rapport à l’anglais parlé. Tout l’inverse de l’italien qui chante naturellement et me donne donc le sentiment du pléonasme à l’opéra. Et puis il est toujours merveilleux d’entendre un chanteur s’exprimer dans sa langue maternelle. Je me demande souvent si la firme Chandos (qui enregistre, ou récupère des enregistrements radio, en anglais exclusivement, avec des chanteurs du cru, les œuvres du répertoire international) n’est pas celle que je préfère aujourd’hui (avec Melba précisément). Le disque alterne grandes scènes à l’italienne (dont deux en italien précisément) et les « romances » typiques semble-t-il du répertoire anglo-saxon, y compris au sein des ouvrages scéniques. On préfèrera Riedel dans ces dernières, parce que les virtuosités décidemment manquent un peu de panache (sans rien d’indigne non plus, rassurons-nous) sauf dans l’ariette fleurie de The Maid of Artois où la voix me semble plus assise et on regrettera sans doute un peu l’éloquence supérieure et le port royal qu’aurait pu apporter au projet une Yvonne Kenny (elle fera sur le tard un récital viennois avec Bonynge). Quoiqu’il en soit un peu de sorbet au citron ne se refuse pas par cette période de grande chaleur.
Bonynge a aussi travaillé avec Cheryl Barker mais pour un récital Puccini que j’ai snobé (je pourrais constituer un cas d’étude pour Benson, je suppose), alors que la collaboration avec Rosamund Illing avait abouti dès 1998 à un extraordinaire récital tout Massenet (autres entreprises unique à ma connaissance). Je suis comme les modistes et les grisettes de Debussy : je fredonne du Massenet au quotidien et mon interprétation de « Il est doux, il est bon » est un de celles qui m’ont valu le plus de succès dans ma salle de bain. Tant que je suis aux confidences graveleuses je peux avouer ici que j’adore le prénom Rosamund. Ecartons le titre tarte (encore) Amoureuse (mais enfin c’est aussi le nom d’une mélodie du compositeur) pour jouir sans entrave de la voix entêtante de Miss Illing dont les grâces et les langueurs appellent certaines comparaisons flatteuses puisque la conduite du son m’évoque souvent Von Stade, rien moins que cela, avec cette couverture dense caractéristique. Le français est d’ailleurs assez peu net lui aussi, la chanteuse étant manifestement attentive davantage à la couleur et au sfumato qu’au dessin proprement dit. Cela dit Massenet s’en accommode assez bien, sauf sans doute dans les extraits « naturalistes » de Sapho. Pour le reste on ira de fleur en fleur, pendant que le chef caresse amoureusement une orchestration rutilante dont il se plait à faire ressortir les détails. Illing n’a pas la pâte et les mots de Crespin pour « O mes sœurs », mais dans certaines pages elle est d’une grâce difficilement atteignable. Je pense à l’air de l’Infante dans le Cid ou à celui de Grisélidis qu’elle pare d’une fraicheur de timbre, d’une juvénilité de manière qui en font des images radieuses de la féminité. Le programme est inattaquable au niveau de la qualité et de la variété, même si j’aurais bien échangé, mais c’est personnel, un des quatre airs de Fanny dans Sapho contre une autre rareté (Cléopâtre ? Roma ?) Il ne faut pas être allergique évidemment à une certaine école fin de siècle, vaguement décadente, aux sourires désarmants et à la sexualité affichée jusqu’à dans les airs religieux (« Sainte Thérèse prie »). Le récital culmine sur trois extraits d’Ariane dont un final (au cours duquel Ariane abandonnée se précipite dans les flots) qu’on imagine facile pour le compositeur à ce stade de sa carrière mais dont l’efficacité et même la beauté me semblent inouïes.
Je commenterai plus tard Believe in love (sans commentaire) où Bonynge accompagnait cette fois Elisabeth Whitehouse (sic) avec l’orchestre Victoria (re-sic), cinquième des disques Melba avec soprano obligé. Mais je dois dire tout le bien que je pense d’un disque RCA où c’était cette fois-ci un ténor (comme au temps joyeux du grand Richard Conrad) qui occupait le cœur du projet. Jerry Hadley, qui avait été le Percy de l’Anna Bolena de Dame Sutherland pour Decca et qui devait multiplier les récitals enguirlandés (viennoiseries avec Bonynge encore mais surtout comédies musicales américaines et opérettes anglaises). Dans The Age of Bel Canto (1994, à ne pas confondre avec le célèbre premake) Hadley prouve, paradoxalement, qu’il est un chanteur lent. Ce ne sont pas passages les plus échevelés qui le trouvent à son meilleur et ce n’est pas l’aigu en force qui impressionne chez lui. En revanche, en italien (Donizetti et Rossini), en français (« Viens gentille dame » évidemment et puis des excursions chez Planquette, Meyerbeer et une rareté de Halevy, le très beau « Quand de la nuit » extrait de l’Eclair), en allemand (« Ach, so fromm, ach, so traut ») et en anglais (Balfe encore … ou plutôt déjà) le ténor semble synthétiser ce que Bonynge a toujours attendu des ténors : ductilité d’intonation, clarté du timbre, émission imaginative plutôt mixée qu’en poitrine, vocalises parfaitement legato. A ceci près que contrairement à Conrad ou Vrénios (Les Huguenots) Hadley dispose d’un moelleux et d’une palette de couleurs offrant un plaisir purement hédoniste et un confort qui a le charme de l’immédiateté. Les cantilènes et les romances, soutenues par une parfaite diction, mettent donc en valeur cette jeunesse ardente et cette clarté virile, autant de caractéristiques qui pouvaient parfois sembler, dans les productions Bonynge, comme relevant de l’oxymore. Il manque simplement une tenue encore supérieur, ou pour faire court, une certaine élégance, pour permettre à Hadley d’atteindre le niveau d’un Lawrence Dale (plus naturel et plus fluide encore dans sa gestion des registres) dans le répertoire français. Mais pour le timbre, les nuances et le mot, toujours varié, imaginatif, et très présent, du moins en français et en anglais, on se situe déjà très haut. Avec parfois un sens de la poésie musicale (« Elle ne croyait pas ») du temps qui renvoie Rockwell Blake à ses études.
En forme de point final je pense que c’est l’endroit rêvé pour proclamer à la face du monde mon amour tout neuf pour Lumbye. Et si Bonynge n’a jamais dirigé celui qu’on appelait « Le Strauss du Nord » on ne peut que lui reprocher.